3.10.1 Le Lecteur (de
philosophie) Modèle
On pourrait nous objecter que Sperber et Wilson parlent de la
communication orale et de son style, non pas de pensées
philosophiques et d'écriture. Mais il n'y a pas de doute qu'on
puisse élargir la théorie du style de Sperber et Wilson à la
communication écrite, comme il est nécessaire de faire pour
appliquer la TPSW à ce genre constitutivement écrit qu'est la
philosophie après Socrate.
Sperber et Wilson affirment explicitement que la TPSW peut expliquer
aussi la « pensée savante », puisque l’étude de l’inférence
spontanée est préalable aux recherches sur toutes les formes
d’inférence humaine et sur la communication inférentielle1.
Et concernant l'adresse directe à un destinataire en présence ou
celle différée vers un publique de lecteurs, Sperber et Wilson
fixent que le destinataire d'un acte de communication ne doit pas
être un destinataire précis2.
Cela – nous semble-t-il – légitime notre recherche concernant le
style philosophique à partir de la TPSW. Si l'on maintient que la
nature de la pensée est homogène du point de vue ontologique, une
théorie comme la STPW, qui essaie d'expliquer le fonctionnement des
processus de pensée et de communication, peut jeter une lumière
nouvelle aussi sur cette forme de création et de communication de
pensées qu'est la philosophie.
Le concept d’"environnement cognitif" doit être adapté
au contexte de l’écriture philosophique que nous visons. On a vu
que pour Sperber et Wilson les indices sont des signes
matériels qui attestent chez Alter l’intention d’Ego (cf. §
3.8). Dans le cas de l’écriture (vs la communication orale), il
n'y a pas d’environnement cognitif mutuel, c’est-à-dire un
environnement où « toute hypothèse manifeste est […]
mutuellement manifeste »3.
Les hypothèses de l'écrivant et du lecteur, en revanche, ne sont
pas manifestes. Un texte est « quelque chose qui s’est
vérifié précédemment comme un acte d’énonciation et qui est
présent textuellement comme un énoncé », et à partir de ce
quelque chose le lecteur empirique se fait « une image type »
de l’Auteur Modèle, tandis que l’auteur empirique « doit
postuler quelque chose qui n’existe pas encore actuellement et le
réaliser comme une série d’opérations textuelles »4
Pour expliquer les interactions entre la production du message
communicatif textuel et la compréhension du message et du texte, Eco
(1979) a proposé une théorie du Lecteur Modèle5,
partant de la définition suivante : « Un texte, tel qu'il apparaît
dans sa surface (ou manifestation) linguistique, représente une
chaîne d'artifices expressifs qui doivent être actualisés par le
destinataire »6.
Même si Eco traite de textes narratifs, cette définition est
suffisamment large pour qu'elle soit applicable aux textes
philosophiques7.
Eco parle d'une actualisation coopérative de la part du Lecteur, le
texte étant une machine virtuelle qui a besoin du destinataire pour
fonctionner :
Une expression reste pur flatus vocis tant
qu'elle n'est pas corrélée, en référence à un code donné, à
son contenu conventionné : en ces sens, le destinataire est toujours
postulé comme l'opérateur (pas nécessairement empirique) capable
d'ouvrir le dictionnaire à chaque mot qu'il rencontre et de recourir
à une série de règles syntaxiques préexistantes pour reconnaître
la fonction réciproque des termes dans le contexte de la phrase8
[Eco (1979), p. 50, trad. fr. p. 61].
La théorie sémiotique du Lecteur Modèle ressemble suffisamment au
modèle communicatif de la TPSW pour qu'on puisse comparer les deux
discours théoriques. Remarquons tout de suite que les notions de «
référence a un code donné » et de « contenu conventionnel »
sont tout à fait caractéristiques d'une théorie qui peut être
subsumée par le modèle-code9,
ce qui éloignerait la théorie du Lecteur Modèle de la TPSW.
Une objection concernant l'application de la TPSW aux textes
philosophiques pourrait être que la théorie prévoit l'intervention
de l'intentionnalité (représentations mentales/computations), alors
que dans l'absence physique de l'auteur des textes la place des
intentions n'est pas évidente. Dans sa querelle avec Derrida10,
John Searle explique bien le point de vue du réalisme intentionnel
concernant la communication textuelle :
Dans la mesure où l'auteur dit ce qu'il veut dire, le
texte exprime ses intentions. Il est toujours possible qu'il puisse
ne pas avoir dit ce qu'il voulait dire, ou que le texte puisse s'être
dégradé d'une façon ou d'une autre ; mais des considérations
absolument analogues s'appliquent au discours parlé. La situation en
ce qui concerne l'intentionnalité est exactement la même pour le
mot écrit qu'elle l'est pour le mot parlé : comprendre l'énoncé
consiste à reconnaître les intentions illocutoires de l'auteur ;
ces intentions peuvent être plus ou moins parfaitement réalisées
par les mots énoncés, qu'ils soient écrits ou parlés. Et
comprendre la phrase indépendamment de l'énonciation consiste à
savoir quel acte linguistique on accomplirait en l'énonçant [Searle
(1977), trad. fr. p. 13].
Cette défense searlienne de la présence dans le texte des
intentions de l'auteur nous semble correcte. Certes, l'analogie entre
les intentions du discours verbal et celles du discours écrit
n'effacent pas l'absence du destinataire au moment de l'écriture (au
moins dans les cas normaux) : c'est pour cela qu'il faut disposer
d'une théorie de la représentation des intentions communicatives
qui inclue le dispositif d'un lecteur hypothétique, imaginé plus ou
moins consciemment par l'écrivant et réellement différé dans le
temps et dans l'espace par rapport à l'acte d'écriture.
Le philosophe écrivant pour un publique a des intentions
communicatives, donc il doit exprimer ces intentions de la façon la
plus pertinente possible. Selon la TPSW, dans la communication
verbale la pertinence est recherchée dans la relation à
l'auditoire, mais dans le cas d'une communication (philosophique)
écrite on ne connaît pas grande chose, à priori, de son publique
de lecteurs virtuels, exception faite pour les textes "d'occasions",
destinés à une communication orale devant un publique précis : les
jeunes étudiants de philosophie de la faculté de philosophie de
Paris 8, plutôt que ceux de la Columbia University.
Les situations réelles possibles étant infinies, ou en tout cas
très nombreuses, on peut toutefois limiter le domaine de façon
"disciplinaire" : le philosophe s'adressant à des gens qui
ont une représentation mentale de « la philosophie ». Ensuite,
comme le dit Eco (1979), il y a le choix d'un type d'encyclopédie,
car de toute évidence « si je commence un texte par | Comme
l'explique très clairement la première Critique…|, j'ai
déjà restreint, de manière très corporatiste, l'image de mon
Lecteur Modèle »11.
En tout cas, même si le philosophe connaît très bien la mécanique
quantique il ne présupposera pas forcément un Lecteur Modèle
expert de philosophie quantique, puisque il est manifeste que le
lecteur de philosophie n'est pas le même que celui qui lit
habituellement des texte professionnels portant sur la physique
quantique.
Ecrire un texte philosophique implique une représentation générale
de ce qu'est la philosophie et une représentation particulière d'un
publique philosophique restreint auquel on s'adresse avec un certain
texte : écrivant un texte sur Jacques Derrida on pourrait
raisonnablement faire l'hypothèse qu'on ne sera pas lu par Jerry
Fodor et ses élèves.
Revenons au Lecteur Modèle. Eco dit qu'« un texte se distingue
d'autres types d'expression par sa plus grande complexité. Et la
raison essentielle de cette complexité, c'est le fait qu'il est un
tissu de non-dit »12.
Or, nous avons vu que selon la TPSW l'implicite n'est pas un apanage
des textes, au contraire le rapport entre explicite et implicite est
l'un des mécanismes de la communication et du style selon la TPSW (§
3.11). Caractérisant le texte comme « mécanisme paresseux (ou
économique) qui vit sur la plus-value de sens qui y est introduite
par le destinataire »13
Eco exprime une idée semblable de celle selon laquelle la
communication écrite est régie par la Pertinence. La Pertinence est
exactement cette « économicité » qu'Eco attribue justement au
mécanisme textuel. En revanche tout acte de communication est
produit à partir de la présomption de la maximisation de la
pertinence, même s'il peut y avoir des violations de ce principe
(cf. § 3.4).
Eco soutient en fait qu'« un texte est un produit dont le sort
interprétatif doit faire partie de son propre mécanisme génératif
» et que la génération d'un texte consiste à mettre en œuvre
une stratégie incluant les prévisions des mouvements de l'autre14.
C'est ici le concept de « stratégies textuelle » qui régit le
dispositif théorique du Lecteur Modèle :
Pour organiser sa stratégie textuelle, un auteur doit
se référer à une série de compétences (terme plus vaste que
"connaissance de codes") qui confèrent un contenu aux
expressions qu'il emploie. Il doit assumer que l'ensemble de
compétences auquel il se réfère est le même que celui auquel se
réfère son lecteur. C'est pourquoi il prévoira un Lecteur Modèle
capable de coopérer à l'actualisation textuelle de la façon dont
lui, l'auteur, le pensait et capable aussi d'agir interprétativement
comme lui a agi générativement [Eco (1979), p. 55, trad. fr. p.
67]15.
Le modèle de Eco est d'ailleurs plus, prévoyant entre autre que les
textes ne présupposent pas seulement les compétences du lecteur
mais ils contribuent aussi à les produire16
; il y a des « textes fermés », à l'intentio auctoris plus
univoque, et des « texte ouverts », où l'intentio auctoris
est disposée à prévoir plusieurs possibilités
interprétatives17
; il faut ensuite distinguer entre usage et interprétation
des textes18
; « l'Émetteur et le Destinataire sont présents dans le texte non
tant comme pôles de l'acte d'énonciation que comme rôles
actanciels de l'énoncé »19,
c'est-à-dire des dispositifs textuels séparés de l'émetteur et du
destinataire réels, ce qui conduit à la conclusion que « le
Lecteur Modèle est un ensemble de conditions de succès ou de
bonheur (felicity conditions), établies textuellement, qui
doivent être satisfaites pour qu'un texte soit pleinement actualisé
dans son contenu potentiel »20
.
Or, en quoi ce modèle de Lecteur peut modéliser aussi le lecteur de
philosophie ? Plus qu'en adoptant des stratégies textuelles et
puisqu'en général il n'écrit pas un texte de fiction (même
lorsqu'il le fait il est censé essayer de dire quelque chose de
vrai), le philosophe-écrivant nous semble devoir procéder en
maximisant la pertinence de son écriture, recherchant le maximum
d'effets cognitifs/émotifs/poétiques en conjonction avec un degré
pertinent de difficulté de traitement.
Un écrivant, philosophe ou pas, peut violer le principe communicatif
de Pertinence s'il veut obtenir certains effets
cognitifs/émotifs/poétiques. Si cela est évident dans l'art21,
dans le cas des textes philosophiques aussi il peut y avoir, et il y
a souvent, des intentions stylistiques visant des effets
cognitifs/émotifs particuliers, demandant un effort de traitement
qui peut être remarquable.
Un bon exemple de texte au style ardue mais offrant à son lecteur
des inépuisables effets sublimes, pourrait être considéré
Wittgenstein (1922), dont la densité conceptuelle et la forme
aphoristique hiérarchisée constituent un modèle indépassable de
machine textuelle philosophique.
En réalité la théorie du Lecteur Modèle ne nous semble pas
adéquat aux textes philosophiques, qui escomptent une vocation
protreptique, et dans lesquels le philosophe présuppose toujours
que le lecteur trouvera suffisamment pertinent ce qu'il comprend pour
ensuite aller étudier ce qu'il ne comprend ou qu'il ne connaît pas.
1
Sperber et Wilson (1986/1995),
p. 75, trad. fr. p. 119 : « Le modèle de la communication
inférentielle et la notion de pertinence que nous nous efforçons
de développer ne sont pas liés à une forme particulière
d’inférence. Nous pensons, par exemple, que le travail long et
réfléchi d’interprétation textuelle auquel se livrent les
exégètes religieux ou littéraires n’est pas moins régi par le
principe de pertinence que la compréhension spontanée des
énoncées. [... L]’inférence spontanée joue un rôle dans
l’interprétation littéraire ou religieuse, tandis que la pensée
savante est une entreprise sortant de l’ordinaire, même pour les
savants. L’étude de l’inférence spontanée est donc un
préalable fondamental à des recherches sérieuses sur toutes les
formes d’inférence humaine, et en particulier sur la
communication inférentielle ».
2
Sperber et Wilson (1995), p. 158, trad. fr. p. 238 : « Les
destinataires d'un acte de communication ostensive sont les
individus dont le communicateurs essaye de modifier l'environnement
cognitif […] Dans le cas de propos tenus à la cantonade, des
publications, des émissions de radio ou de télévision, un
stimulus peut être adressé à quiconque le trouvera pertinent »
Sperber et Wilson (1995), p. 158, trad. fr. p. 238.
3
Sperber et Wilson (1995), p. 158, trad. fr. p. 238.
4
Eco [1979], p. 62.
5
Riffatterre (1971) parle d'« archilecteur ».
6
Eco (1979), p. 50, trad. fr. p. 61 : « Un testo, quale appare nella
sua superficie (o manifestazione) linguistica, rappresenta una
catena di artifici espressivi che debbono essere attualizzati dal
destinatario ».
7
Ce qui semble confirmé par cet exemple : « Dans ce texte,
Wittgenstein n’est autre qu’un style
philosophique et le Lecteur Modèle
n’est autre que la capacité intellectuelle de partager ce style
en coopérant à son actualisation » [Eco (1979), p. 61, trad. fr.
p. 76].
8
« Una espressione rimane puro flatus vocis sino a che non è
correlata, in riferimento a un codice dato, al suo contenuto
convenzionato : in tal senso il destinatario è sempre postulato
come l'operatore (non necessariamente empirico) capace di aprire,
per così dire, il dizionario a ogni parola che incontra, e di
ricorrere a una serie di regole sintattiche preesistenti per
riconoscere la reciproca funzione dei termini nel contesto della
frase ».
9
Il est vrai qu'Eco a été vite critique au regard du modèle-code
classique de la sémiologie (voir Eco, 1975 et 1980), mais sa
critique a pris la route, selon nous épistémologiquement plus
incertaine, d'une multiplication des codes plutôt que celle de la
valorisation de la faculté inférentielle : « […] il n'y a
jamais de communication linguistique, au sens strict du terme, mais
bien une activité sémiotique au sens large, où plusieurs systèmes
de signes se complètent l'un l'autre » [Eco (1975), p. 53, trad.
fr. p. 65].
10
Voir Derrida (1972) ; Searle (1977) ; Derrida (1977) ; voir aussi
Mulligan (2003) et Ferraris (2003).
11
Eco (1979), p. 55, trad. fr. p. 68.
12
Eco (1979), p. 51, trad. fr. p. 62.
14
Eco (1979), p.54, trad. fr. p. 65.
15
« Per organizzare la propria strategia testuale un autore deve
riferirsi a una serie di competenze (espressione più vasta che
"conoscenza di codici") che conferiscano contenuto alle
espressioni che usa. Egli deve assumere che l'insieme di competenze
a cui si riferisce sia lo stesso a cui si riferisce il proprio
lettore. Pertanto prevederà un Lettore Modello capace di cooperare
all'attualizzazione testuale come egli, l'autore, pensava, e di
muoversi interpretativamente così come egli si è mosso
generativamente ».
16
Eco (1979), p. 56, trad. fr. p. 69 : « Donc, prévoir son Lecteur
Modèle ne signifie pas uniquement "espérer" qu'il
existe, cela signifie aussi agir sur le texte de façon à la
construire. Un texte repose donc sur une compétence mais, de plus,
il contribue à la produire ».
17
Mais il faut remarquer que cette différence s'abolit toute seule :
« Rien n'est plus ouvert qu'un texte fermé. Mais son ouverture est
l'effet d'une initiative extérieure, une façon d'utiliser le texte
et non pas d'être utilisé par lui, en douceur. Il s'agit là de
violence plus que de coopération » [Eco op.
cit. p. 57, trad. fr. p. 71]. Il
semble qu'en philosophie la violence ait souvent dépassée la
douceur.
18
Eco (1979), §3.4.
19
Eco (1979), p. 61, trad. fr. p. 75.
20
Eco (1979), p. 59 trad. fr. p. 77.
21
Peut-être surtout dans les arts « de l'espace » et non pas dans
les arts « du temps » qui requièrent un effort cognitif en temps
réel.
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